Trois nouvelles réalistes de Maupassant
Objectifs
Définir la nouvelle réaliste chez Maupassant à travers trois nouvelles : Le Donneur d'eau bénite (1877), Mon Oncle Jules (1883), Aux Champs (1883).
Éléments pour le thème de la reconnaissance chez Maupassant
Des traits communs :
De petites gens (artisans, paysans, employés) : a priori on est loin du retour d'Ulysse dans sa patrie...
Des disparitions longues (deux d'enfants, plus ou moins subies ou acceptées) et une d'adulte (imposée à l'intéressé) : une bonne partie de l'enfance et/ou de l'âge adulte dont la conséquence est de produire :
- ellipses ;
- alternance de résumés et de scènes.
Des retours plus ou moins prévus, attendus (plus ou moins triomphaux, voire simplement bien acceptés). Le plus souhaité, espéré est celui qu'on voudra le plus éviter.
Un retour cause d'un départ (retour de Jean Vallin et départ de Charlot Tuvache).
Mon Oncle Jules | Aux Champs | Le Donneur d'eau bénite | |
Comment commence la nouvelle ? | Une situation vécue par Joseph Davranche, narrateur de l'histoire interne, qui lui fait raconter une histoire vécue bien des années auparavant à son camarade, le narrateur externe (Maupassant ?) | Une longue description en forme de parallélisme (mélange de résumé et de scène). | Un résumé de la situation de celui qui, n'étant encore que charron, deviendra le héros éponyme de l'histoire (celui qui lui donne son titre : Le Donneur d'eau bénite), ainsi que de sa femme et de leur enfant unique. |
Combien de personnages prennent la parole ? |
1) Dans l'histoire externe, un seul : Joseph Davranche, le narrateur ; 2) Dans l'histoire interne, plusieurs : - le capitaine (que le père fait parler sur son employé pour en connaître l'identité), provoquant ainsi son agacement et sa « stupeur » (l. 238) ; - Jules (l'ouvreur d'huîtres), qui paraît ne pas reconnaître sa famille pour ne pas s'être aperçu de la présence de son frère, de sa belle-sœur et de leurs enfants ; - le père et la mère (qui inspectent le misérable l'un après l'autre tout en prenant soin de ne pas s'en faire reconnaître) ; - Joseph (le seul à parler à la fois au pauvre et à ses parents à qui il sert d'intermédiaire, de porte-parole pour le paiement des huîtres consommées). Ses paroles sont neutres dans les deux cas. Quant aux deux sœurs, intriguées par le comportement des uns et des autres, elles ne disent rien et ne comprennent d'ailleurs pas ce qui se passe et que tout le monde continuera à leur cacher jusqu'au bout. Sans parler du gendre, dont il n'est presque jamais question au point qu'on en oublierait presque sa présence sur le bateau aux côtés de sa femme, laquelle préfère demeurer avec son aînée, et qui n'a dû s'apercevoir de rien vu qu'on s'est bien gardé de lui parler des soupçons d'identification du pauvre homme avec Jules ! |
- Les deux couples de paysans, les femmes avec hargne et présence d'esprit, les hommes avec plus de réserve et de taciturnité. - Le couple d'Hubières, le mari avec plus de prudence et de raison que son épouse qui n'est qu'impulsivité maladroite et exaltation mal contrôlée. - Jean, le fils des Vallin, avec douceur et gratitude vis-à-vis de ses parents. - Charlot, avec emportement, rancœur et aigreur vis-à-vis des siens. - Une intervention à mettre au compte de la rumeur publique vis-à-vis de Mme Tuvache : « Et ceux qui parlaient d'elle disaient : - J'sais bien que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme une bonne mère. » (l. 190-193) |
3 : « Papa Pierre, maman Jeanne ! » et « Jean ? », ainsi que ce sont à peu près les seules paroles par eux prononcées. |
Y a-t-il une description de la pauvreté ? | Ponctuellement, dans la mise et le délabrement physique du pauvre homme sur le pont du bateau ainsi qu'à l'occasion de la notation de son départ par le narrateur : « ...il avait disparu, descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeait ce misérable. » (l. 307-308). | Essentiellement dans l'incipit avec la description de la vie chiche de ces pauvres paysans dans leur chaumière respective, mais aussi à travers leurs paroles - l'apparition des d'Hubières servant de révélateur à leur attitude vis-à-vis de l'argent. | Oui, dans la dégradation progressive de leur « niveau de vie » (Voir aussi La Parure). |
Voit-on une évolution de la vie des personnages ? |
Celle de l'oncle Jules, qui après ses erreurs de jeunesse a effectivement dû être un moment riche en Amérique avant de tout perdre. Quant à la famille restée à Le Havre, surtout en la personne du père, son frère, on l'imagine bien passer de l'espoir à la rancœur et à l'aigreur jusqu'à la fin de leur vie vu que leur « standing » n'aura guère été amélioré. Inversement, le fils, qui se garde bien de dire ce qu'il pense de l'attitude de ses parents, cette leçon de vie l'aura conduit à se montrer attentif au sort des pauvres gens en leur faisant l'aumône. |
Celle des Vallin qui, de pauvres qu'ils étaient avant de vendre leur enfant « vivotent » à présent. Celle de Jean qui, en passant de parents pauvres à sa famille d'accueil, s'est trouvée instantanément métamorphosée, comme par un coup de baguette magique. |
Celle de l'enfant qui aura subi trois états : - d'abord un état moyen entre ses parents ; - puis, devine-t-on, misérable une fois qu'il a été enlevé par des bohémiens ; - enfin une délivrance s'apparentant à ce que, six ans plus tard, vivra le Jean - c'est ainsi en effet que s'appelle aussi l'un des protagonistes de la nouvelle Aux champs, publiée en 1883, c'est-à-dire 6 ans après la publication de celle-ci - des Vallin : « Puis la troupe s'était dispersée, et une vieille dame, un jour, dans un château, avait donné de l'argent pour le garder, parce qu'elle l'avait trouvé gentil. Comme il était intelligent, on le mit à l'école, puis au collège, et la vieille dame n'ayant pas d'enfants lui avait laissé sa fortune. » Celle de ses parents dont la déchéance financière s'accompagne d'une dégradation physique. Elle-ci aura connu trois états aussi, du moins depuis qu'ils se sont mariés : - aisés à force de travail et heureux autour de leur enfant ; - abandonnant tout pour tenter de retrouver leur enfant et souffrant horriblement de son absence avant de se retrouver dans une extrême pauvreté et vieux avant l'âge ; - n'osant tout de suite croire à leur bonheur retrouvé alors qu'ils n'espéraient plus revoir leur enfant que par habitude. Le narrateur y insiste sur l'impression qu'il ont de vivre alors une sorte de conte de fées, ou du moins un rêve éveillé. Ces retrouvailles constituent également un soulagement pour le jeune homme car on lit (l. 126) : « Lui aussi avait cherché ses parents ; mais comme il ne se rappelait que de ces deux noms : « papa Pierre, maman Jeanne », il n'avait pu les retrouver. Ainsi, dans les deux cas, les enfants avaient été enlevés à leurs géniteurs avant que des souvenirs complets n'aient eu le temps de se former. |
La fin est-elle heureuse ? | Non | Oui et non | Oui |
La fin de Mon Oncle Jules n'est heureuse, ni pour le héros éponyme (celui qui donne son nom à l'œuvre) dont le sort restera inchangé alors que sa famille aurait pu avoir vis-à-vis de lui un geste de pitié, ni pour le narrateur qui continue de porter le sentiment de culpabilité de n'avoir rien pu pour lui, et pas davantage - même si l'on est en droit de penser que c'est bien fait pour eux - en ce qui concerne les parents qui vont devoir ajouter aigreur et rancœur à la perte de leurs illusions d'« héritage de l'oncle d'Amérique ».
Dans Le Donneur d'eau bénite, même si le lecteur peut avoir le sentiment d'un immense temps perdu par les infortunés parents à chercher leur enfant, à se ruiner et à s'abîmer la santé en vieillissant prématurément, au terme de leur long sacrifice, tous leurs efforts se voient finalement récompensés, rachetant de ce fait tout le reste... à moins que ce soit l'inverse !
La nouvelle Aux Champs offre la fin la plus complexe, vu qu'il y a en réalité deux fins, une pour le couple Tuvache et leur fils Charlot et l'autre pour les Vallin et leur fils Jean. Cela est le résultat de la structure symétrique de la nouvelle qu'on a signalée pour l'incipit.
Voici la structure d'ensemble de la nouvelle :
- Incipit (l. 1-38) : parallèle entre deux familles au début très proches l'une de l'autre (géographiquement, socialement, amicalement) et dont la destinée va subitement et définitivement diverger à cause d'un événement géré de manière opposée, sans doute en raison des circonstances, plus que du fait d'une différence de tempérament ou de valeurs.
- Travaux d'approche du couple d'Hubières (l. 39-67).
- Plaidoirie maladroite et infructueuse chez les Tuvache : le mari ne parvient pas à rattraper la maladresse initiale de sa femme (l. 68-129).
- Plaidoirie par laquelle M. d'Hubières, prenant cette fois l'initiative de la parole, renouvelle plus habilement leurs propositions aux Vallin, ne laissant à sa femme que le soin d'y ajouter des cadeaux qui ne peuvent que séduire les parents, cette fois avec plus de succès (l. 130-167).
- Ellipse temporelle de près de 20 ans durant laquelle les Vallin vivent assez bien tandis que les Tuvache s'aigrissent et médisent de leurs voisins devenus ennemis (l. 168-204).
- Le retour fêté de Jean chez ses parents les Vallin (= première conclusion) (l. 205-228).
- Le départ rageur de Charlot de chez ses parents les Tuvache (= seconde conclusion) (l. 229-264)
Note : entre les deux conclusions, le regard (qu'on devine envieux) de Charlot sur le seuil du logis familial (« Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le [Jean] regardait passer » - l. 229-230) fait écho à celui de ses parents, quelque vingt ans plus tôt, à la vue de « la jeune femme [Mme d'Hubières], radieuse, emporta[nt] le marmot hurlant [le petit Jean], comme on emporte un bibelot désiré d'un magasin. » Cela se faisait en effet sous le regard du couple dont les sentiments sont alors suggérés par les suppositions d'un narrateur affectant un point de vue externe : « Les Tuvache sur leur porte, le regardaient partir muets, sévères, regrettant peut-être leur refus. » (l. 166-167).
En outre, le parallélisme entre les deux situations se trouve souligné par le narrateur en ces termes : « Le maire et un voisin, appelé aussitôt, servirent de témoins complaisants. » apprenait-on au moment de la signature de l'accord (l. 161-162). Phrase qui trouvera son pendant avec ce paragraphe-ci, lors du retour de l'enfant devenu majeur : « Et quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur. » (l. 225-228).
Partout Maupassant affectionne ces parallélismes, symétries et autres échos, comme dans les cris du père à la recherche de son fils se prolongent, vingt ans lus tard, dans l'écho de l'exclamation qu'il pousse lorsqu'il pense bien le retrouver.
En résumé : les nouvelles réalistes de Maupassant ont une construction savante :
- interne à chaque nouvelle (en raison des nombreux effets de parallélisme et de symétrie qui existent au sein d'une nouvelle comme Aux Champs, notamment, mais aussi Le Donneur d'eau bénite (avec le cri du père) ;
- entre les nouvelles (intertextualité ou mieux transtextualité) : le traitement de l'« enlèvement » de Jean (prénom commun dans les deux textes) dans Le Donneur d'eau bénite (1877) puis dans Aux Champs (1883) est clairement à comprendre comme une réécriture : dans le premier texte, l'enfant est d'abord enlevé à ses parents sans aucune compensation (même pas la certitude qu'il est encore en vie et en bonne santé) avant d'être racheté par une vieille châtelaine riche et élevé avec amour ; dans le second, les mêmes étapes font l'objet d'un traitement plus subtil : la première proposition d'achat dont il fait l'objet est perçue comme un arrachement, un vol, par les Tuvache avant d'être compris comme une faveur, une bénédiction du Ciel, pour eux comme pour l'enfant qui connaîtra ainsi un meilleur avenir que celui qu'ils auraient pu lui offrir par les Vallin. Succession des situations dans le premier texte, parallélisme plus que véritable succession dans le second.
Cela dit, Maupassant a recours à des procédés très variés pour commencer chacune de ces trois nouvelles. Parallélisme et symétrie d'ensemble et grande variété de traitement dans le détail donc. La marque d'un grand écrivain.
Un nombre limité de personnages qui prennent la parole : seulement ceux qui font avancer l'action. Peu de personnages dans Le Donneur d'eau bénite et seulement trois qui parlent et encore pour dire peu de choses ; un plus grand nombre de figurants et de personnages secondaires qui n'ont droit qu'à des poses, à des attitudes dans Mon Oncle Jules, mais le même nombre d'acteurs (et la même composition familiale : un fils entre ses parents) pour un nombre plus important de paroles toutefois ainsi que deux invités : le capitaine du bateau et son misérable employé. Beaucoup de figurants dans Aux Champs, mais toujours le fameux triangle familial, cette fois décliné selon trois couples (les Tuvache, les Vallin et les d'Hubières, chaque fois avec leurs enfants respectifs, lequel est commun dans le cas des deux derniers).
Une description de la pauvreté, plus ou moins développée selon les textes (en raison inverse de leur ancienneté (?) mais en accord avec leur longueur), mais toujours présente et fortement évocatrice.
Une évolution de la vie des personnages sur lesquels se focalise l'intérêt : les parents et l'enfant, mais chaque fois dissociée (en raison de la séparation dont ils font l'objet les uns des autres).
Une fin pouvant être heureuse ou malheureuse, parfois dans la même nouvelle, mais même quand la fin est heureuse, l'impression qui l'emporte à la lecture de la nouvelle prise dans sa globalité est celle des « chagrins et [...] fatigues » (conclusion de Le Donneur d'eau bénite).